Écriture

« IL FAUT TOUJOURS LUTTER »

Oùest aujourd'hui Marguerite Y'ourcenar Non pas sonceuvre, consacré par son édition dans la « Bibliothèque de la Pléiade », mais cette femme, demeurée une aristocrate du XIX^e siècle ayant, en apparence, traversé le XX^esiècle sans lui prêter une extrême attention ? Morte le 17 décembre 1987, elle aurait eu cent ans le 8 juin 2003. Maintenant qu’elle s’est éloignée, que plusieurs ouvrages biographiques ont été écrits, et qu’a paru,en 1995,un imposant volume de correspondance,Lettres à ses amis et quelques autres, on pourrait pensert out savoir, ou presque, de cette étrange personne.

Son détachement, voire son indifférence supposée aux débats idéologiques et théoriques de son siècle lui ont valu la constante hostilité, plusou moins affichée selon les moments, de tout un « milieu intellectuel », en des temps où « l’engagement » avait valeur de caution littéraire. Certains,trop pressés d’en finir, la disent même déjà entrée au purgatoire des écrivains et doutent qu’elle ensorte : un style classique, assez raide, une œuvre passéiste, qui n’aurait été tirée vers le grand public que par la singulière personnalité de son auteur, découverte vers la finde savie, notamment lorsqu’elle fut, en mars 1980, la première femme élue à l’Académie française. Avant d’être, en janvier 1981, reçue en grande pompe sous la Coupole –en présence du président de la République d’alors, Valéry Giscard d’Estaing, et retransmission télévisée intégrale. En un mot, Marguerite Yourcenar ne serait plus désormais qu’un petit chapitre, clos et quasi anecdotique, de l’histoire littéraire du XX^esiècle. Ce discours convenu, journalistique souvent, universitaire parfois, révèle, une fois de plus, le mépris souterrain pour les écrivains –jalousie ? aigreur ? – manifesté, à chaque siècle, par nombre de ceux qui font profession d’apprécier la littérature contemporaine.

Pourtant, un siècle après sa naissance, Marguerite Yourcenar demeure énigmatique, plus encore peut-être quede son vivant. Pas seulement parce que, comme elle l’écrivait dans lesCarnets de notes de « Mémoires d’Hadrien », « toutnous échappe, et tous, et nous-mêmes ». Ni pour les raisons que souligne sa juste mise en question de l’entreprise biographique danssonessai Mishima ou la Vision du vide : « Nous tendons tous à tenir compte, non seulement de l’écrivain, qui,par définition, s’exprime dans ses livres, mais encore del’individu, toujours forcément épars, contradictoire et changeant, caché ici et visible là,et, enfin, surtout peut-être dupersonnage, cette ombre ou ce reflet que parfois l’individu lui-même (c’est le caspour Mishima) contribue à projeter, par défense ou par bravade, mais en deçà et au-delà desquels l’homme réel a vécu et est mort dans ce secret impénétrable qui est celui de toute vie. » Mais plus sûrement parce qu’on n’a pas encore vraiment su dépasser sa volonté de baliser sa postérité comme son souhait constant d’orienter, de cadrer son lecteur, multipliant préfaces, postfaces, carnets, etc. pour contraindre au maximum sa liberté d’interprétation – ou au contraire pour le pousser à une transgression assumée. À ce jeu avec le futur–- construire son image pour l’éternité ou défier ceux qui voudraient écrire sur elle –Marguerite Yourcenar, pour l’heure, semble avoir gagné. D’où l’importance de fournir au public et aux chercheurs tous les documents permettant de poursuivre l’investigation, de mieux comprendre « la place del’artiste dans le tableau » , pour reprendre sa réflexion sur la fameuse toile de Velázquez, LesMénines.

En publiant un premier volume de trois cents lettres sur les deux mille conservées (pour combien de détruites ?), Michèle Sarde et Joseph Brami ont montré comment Marguerite Yourcenar et sa compagne Grace Frick –qui les classait, résumait, commentait, voire les recopiait – avaient voulu « à l’évidence réduireautant qu’elles le pouvaient la part duhasard ». NOTE Dans ce souci de « mise en scène », «d’une existence pour la postérité » NOTE , Marguerite Yourcenar avait clairement signifiés on désir que soit réalisée une anthologie posthume de sa correspondance. Aussi a-t-on pu lire,traçant une sorte de journal intime de toute une existence, ce choix de lettres, « depuis la première lettre enfantine jusqu’au mois qui précède l’accident cérébral et l’agonie ». NOTE Que fallait-il faire des 1.700 restantes ? Quel est l’intérêt d’une « correspondance complète » quand beaucoup de documents sont en quelque sorte « techniques », évoquant, plutôt que des considérations intellectuelles ou esthétiques, des détails pratiques qui feraient, de nos jours, l’objet de conversations téléphoniques ou de courriers électroniques vite détruits – encore qu’on puisse imaginer Marguerite Yourcenar, sinon enregistrant ses appels téléphoniques, du moins archivant soigneusement ses courriers électroniques ?