Écriture

L’amitié peut naître du hasard, et ses origines s’avérer inexplicables, mais tous les auteurs depuis l’Antiquité en parlent avec déférence

«  Je vois que l’on met tous ses soins à acquérir des maisons, des terres, des esclaves, des troupeaux, des meubles, qu’on fait tout pour garder ceux qu’on possède  : mais un ami, que l’on dit être le plus précieux des biens, on songe peu aux moyens de l’acquérir et, lorsqu’on l’a, de le conserver » écrivait Xénophon, élève de Socrate, du fond de son Antiquité. L’amitié est un sujet grave que de nombreux grands penseurs ont abordé, réfléchissant à ce qui la fonde, la règle et en fait le prix.

Michèle Sarde et Arnaud Blin viennent de publier Le Livre de l’amitié, étrange répertoire qui cite philosophes et poètes, de la Grèce antique au panthéon contemporain. L’intérêt principal de l’amitié, c’est de n’être fondée sur aucun intérêt, justement. L’amitié peut naître au hasard, et ses origines s’avérer inexplicables, mais tous les auteurs en parlent avec déférence. Aristote voyait l’amour comme un excès d’amitié, saint Augustin n’avait d’amitié que pour Dieu.

Les coauteurs de Livre de l’amitié enseignent aux États-Unis et n’ont pu se retenir de citer, dans leur anthologie, Dale Carnegie qui publia en 1937 un des livres les plus vendus de l’édition contemporaine  : Carnegie était un businessman, et son Comment se faire des amis pour réussir dans la vie devint la bible des relationnistes. Dale Carnegie prônait différents moyens de gagner la sympathie des gens  : s’intéresser sincèrement à eux, les écouter avec le sourire, toujours se rappeler leur nom, leur accorder de l’importance. Mais l’Américain parlait de techniques de séduction plus que de véritable amitié et, s’il a inventé un genre littéraire qui a fait fortune depuis, il en est resté à la surface des rapports humains.

L’amitié est une relation profonde qui amène parfois à prendre des risques énormes. On se souvient du président François Mitterrand, qui fréquentait des amis douteux, anciens camarades de la Résistance. Les amitiés d’enfance sont souvent inaltérables, peu importe ce que la vie a ménagé aux uns et aux autres.

«  Non ce n’était pas le radeau de la méduse, ce bateau, qu’on se le dise au fond des ports... » Cette chanson de Georges Brassens, Les Copains d’abord (qui a donné son titre à une émission radiophonique de Monique Giroux), évoque, plus près de nous, l’amitié virile, celle qui se soude dans la jeunesse, aux études ou au service militaire, et qui exclut tout sentimentalisme et tout jugement moral. Les copains sont des copains, ne demandez pas pourquoi, ne les attaquez pas, ils sont faits de souvenirs et de tapes sur le ventre, de rires et de complicité, à la vie à la mort  : «  Jojo, tu n’es pas mort, six pieds sous terre Jojo, je t’aime encore... » chantait Jacques Brel, qui comme Brassens a donné à l’amitié ses hymnes et ses vers.

Donc c’est votre ami  ? Pourquoi lui  ? Pourquoi elle  ? Cela ne s’explique pas plus que l’amour, qui disparaît plus vite que l’amitié très souvent. Tous les auteurs, d’Homère à Montaigne, de Cicéron à Saint-Exupéry, n’en finissent pas de dire le prix qu’ils accordent à l’amitié  : «  l’ami est un autre soi-même ». Serait-ce que ce sentiment est narcissique  ? Il suffit d’évoquer le nom d’un ami pour être submergé du plaisir d’être. Mieux encore, il y a autant de charme à découvrir de nouvelles amitiés qu’à poursuivre les plus anciennes.

Dans l’Antiquité grecque ou romaine, chez Platon ou Cicéron, on se questionne sur les conditions de l’amitié  : qui est vraiment l’ami, celui qui aime ou celui qui est aimé  ? Nous sommes souvent là à l’orée de relations homosexuelles, dans un univers dont les femmes et les esclaves sont exclus. Mais les entretiens philosophiques anciens sont à cet égard souvent étonnants. «  L’amitié parfaite, écrit Platon, est celle des gens qui sont vertueux et se ressemblent par leur vertu, ils sont bons par eux-mêmes ».

Réfléchir à l’amitié amènera Cicéron à affirmer que «  rien n’est plus difficile à trouver que la véritable amitié dans les hommes d’Etat ». Cela se vérifie aujourd’hui encore, car il y a en politique trop de jeux d’intérêts pour que puisse s’épanouir l’amitié vraie. Peu d’hommes politiques, qui se croyaient pourtant entourés d’amis, quittent la scène publique dans la joie et la bonne humeur. Le politicien confond amitié et camaraderie.

La véritable amitié, rappelle Montaigne, est «  une chaleur générale et universelle, constante et rassise, toute douceur, qui n’a rien d’âpre ou de poignant ». Montaigne dit toute l’amitié que lui inspire La Boétie, rappelant que cette chaleur n’a rien à voir avec l’amour, qui est une fièvre.

L’anthologie de Sarde et Blin recèle des textes de Henry Thoreau et de Jean-Jacques Rousseau, des citations de Samuel Johnson comme de Schopenhauer. Ce sont pourtant les maximes de l’ancien surréaliste Philippe Soupault qui méritent d’être retenues  : «  Les amis de vos amis sont nos amis. Erreur d’un philosophe, l’amitié ne se transmet pas comme une maladie ». Soupault, qui avait frayé avec Louis Aragon et André Breton, amis exigeants s’il en était, et dont il s’est séparé, pose le diagnostic définitif  : «  Le principal ennemi de l’amitié, ce n’est pas l’amour. C’est l’ambition ».

L’amitié est-elle une affaire d’hommes  ? De Germaine de Staël à Marie-Françoise Hans, on souhaite qu’advienne le temps des copines, mais on admet que l’amitié entre femmes n’arrive qu’avec l’âge, quand le temps des rivalités et des séductions s’est estompé. Copains, copines  ? Rarement dans le même bateau, semble-t-il. Et quand le christianisme propose d’aimer son prochain, on entend le plus souvent  : les copains d’abord  !
Jacques Godbout, L’Actualité, avril 1998

Aux éditions Seghers, Michèle Sarde et Arnaud Blin nous proposent avec Le Livre de l’amitié une anthologie d’écrits remarquables allant d’Homère (L’Illiade) à Georges Brassens (Les copains d’abord) en passant par Montaigne qui, à la question «  pourquoi cette amitié » répondait «  parce que c’était lui, parce que c’était moi ».

Ce sont ainsi trois millénaires de l’histoire de l’amitié que retracent les soixante-huit auteurs rigoureusement sélectionnés et les exemples donnés, depuis Achille et Patrocle jusqu’à Maurice de Guérin et Barbey d’Auverilly sans oublier Germaine de Staël et Juliette Récamier.

C’est une vision neuve que nous aurons désormais de ce sentiment si répandu et pourtant si mystérieux.
La Montagne Noire, 29 novembre 1997