Écriture
Marguerite Yourcenar
« Le pendant des Mémoires d’Hadrien et leur entier contraire »
Correspondance 1964-1967
Texte établi et annoté par Bruno Blanckeman et Rémy Poignault
Préfacé et coordonné par Élyane Dezon-Jones et Michèle Sarde
La correspondance de Marguerite Yourcenar entre 1964 et 1967 nous raconte
l’aventure passionnante d’un livre à la fois victime et bénéficiaire des
«extraordinaires carambolages du hasard et du choix» : L’Oeuvre au Noir.
S’y déroule aussi, au jour le jour, l’histoire de la publication d’un ouvrage dont
l’idée remonte au tout premier voyage de 1937, avec Grace Frick, dans le sud des
États-Unis : le recueil des Negro Spirituals qui constituent Fleuve profond,
sombre rivière. La question de la traduction est omniprésente dans les lettres
car elle concerne aussi la préparation de La Couronne et la Lyre, «genre
Fleuve profond, mais il s’agit cette fois de poètes grecs».
Ces années marquent le début d’une vie immobile à Petite Plaisance, hormis un voyage
en Europe, notamment à Auschwitz, où peu à peu se forge le pessimisme qui prévaudra
dans L’Oeuvre au Noir, «pendant des Mémoires d’Hadrien et leur entier
contraire».
La dynamique de l’écriture épistolaire de Marguerite Yourcenar a été respectée au plus
près avec ses anglicismes, ses flottements sur les noms de lieux et de personnes, ses
apories, ses répétitions, ses repentirs, qui laissent affleurer l’intime derrière
les préparatifs de textes lissés pour leur publication. On voit émerger de l’ombre
des mots le profil futur de Zénon, miroir inversé du portrait achevé d’Hadrien.
Quatrième de couverture
Parce que les années 1964-1967 sont marquées pour Marguerite Yourcenar par un début
d’immobilisation, elle se montrera plus attentive encore que d’habitude à ce que soient
suivies ses directives, clairement précisées dans ses lettres. Ces années marquent à la
fois une période de continuité et de transition pour l’auteure et son oeuvre. À part un
voyage en Europe du 3 avril au 2 juillet 1964, elle ne quittera pas sa maison de Petite
Plaisance dans l’île des Monts Déserts. Et elle profite de ce temps d’immobilisation
pour écrire beaucoup même si elle publie peu et ne gagne pas grand-chose. [...]
Bien que les noms de toutes les grandes maisons d’édition de cette époque soient
mentionnés dans sa correspondance, Yourcenar préfère donc se tenir loin des éditeurs
avec lesquels elle est en train de régler ses comptes. Mais si elle est loin d’eux
géographiquement, elle en est proche par le souci de publier son œuvre dans les
meilleures conditions. De janvier à décembre 1964, est mise en avant dans sa
correspondance la chaîne de la fabrication d’un livre – du moment où le manuscrit
est accepté par un éditeur à celui où il est publié. Entre-temps sont discutés
l’envoi et la correction des épreuves, les choix typographiques, la question de
la couverture, le prière d’insérer, la liste des critiques auxquels faire parvenir
l’ouvrage, et la publicité en général. On a l’impression d’être devant un cas d’école,
la mise au point, au jour le jour, de ce que devient un texte une fois que l’auteur a
fini de l’écrire. Deux manuscrits qui deviendront livres imprimés vont suivre cette
chaîne entre 1964 et 1967 : Fleuve profond sombre rivière, qui parviendra
jusqu’à l’étape ultime de la publication, et L’Œuvre au noir qui s’arrêtera
en chemin.
Fleuve profond, sombre rivière, histoire de l’esclavage, est en soi un
manifeste anti-raciste. S’y ajoute la prise de conscience écologique et
environnementale de Yourcenar, perspective qui se manifeste dans une correspondance
par essence reflet de l’actualité, plus que dans l’œuvre tournée vers le passé. [...]
Une fois de plus ces lettres révèlent à quel point Yourcenar est pionnière par
rapports aux enjeux de notre temps. Car une correspondance n’est pas un essai.
Dans une lettre, même plusieurs fois relue, en dépit qu’on en ait, on se laisse
aller et le personnel s’infiltre. La subjectivité honnie et évacuée autant que
faire se peut des essais et des œuvres romanesques se manifeste d’abord dans
certaines allusions que l’écrivaine laisse percer sur son œuvre. C’est le cas
pour Le Coup de grâce, par exemple. Dans une lettre à Henri Hell du
1er août 1964, elle écrit : j’ai toujours eu moi-même une partialité
pour ce petit livre bouclé sur lui-même (l’un de ceux entre parenthèses que je
n’ai jamais songé à réécrire). Puis dans un grand aveu de sa propre misogynie,
elle affirme que Sophie n’aurait jamais pu raconter son histoire. C’est pourquoi
elle a fait d’Éric le narrateur. Or Sophie, elle le confessera dans un entretien,
est le personnage qui lui ressemble le plus.
Extraits de la préface
Élyane Dezon-Jones et Michèle Sarde
« On peut dire que ces lettres sont d’une inestimable valeur pour la connaissance de la carrière littéraire, éditoriale ou personnelle de Yourcenar qui se montre exigeante, rarement affectueuse, souvent autoritaire, toujours très lucide, maîtresse d’elle-même. Elles sont le complément indispensable pour mieux comprendre son œuvre de fiction ou autobiographique… une impeccable édition dont la lecture est facilitée par des notes nombreuses, précises, informatives rédigées par deux spécialistes reconnus de Yourcenar, Bruno Blanckeman et Rémy Poignault qui confirment l’excellence de la recherche française sur Marguerite Yourcenar. La préface d’Élyane Dezon-Jones et de Michèle Sarde introduit avec rigueur cette correspondance, tout en laissant au lecteur le plaisir de la découverte de ces textes, non par un voyeurisme à la recherche de secrets mais par une émouvante complicité avec cette grande dame qui se révèle encore une fois, dans sa correspondance, plus humaine qu’on ne le croit. »