Les femmes ont toujours été flouées
Michèle Sarde raconte l’histoire des Françaises
Il n’y a rien de tel que l’éloignement pour découvrir sa vraie nature. Ainsi, c’est en
s’installant aux Etats-Unis que Michèle Sarde, regardant ses concitoyennes avec les yeux
desAméricains, a soudain pris conscience que « les Françaises » existaient.
Tous ces clichés, répandus par le cinéma et le théâtre de boulevard, sur « la
Française », femme légère, séduisante, spirituelle, élégante, faite pour l’amour et
la conversation, superficielle, hermétique à la politique et aux « grands
problèmes », amorale et soumise, femme-enfant et femme fatale... tous ces
stéréotypes éculés devaient bien avoir quelque chose de vrai, puisqu’ils correspondent
à une image inlassablement reproduite.
Pour Michèle Sarde, si cette représentation schématique a la vie dure, c’est qu’elle reflète
une réalité culturelle. C’est bien ainsi que la société, au cours des siècles, a façonné le
rôle qu’elle entendait attribuer aux femmes et qui repose sur une contradiction fondamentale.
D’un côté, la femme, en France, est incroyablement idéalisée : elle incarne l’Amour, la Mère,
la Patrie, la Liberté, la Vierge, la Révolution... tout ce qui est sublime, éternel, inaccessible.
Del’autre, elle est exclue du pouvoir et de la vie publique. Elle règne sur les cœurs et les
salons, mais elle n’a eu pendant longtemps aucune existence légale et politique. Si les choses,
de ce point de vue, sont en train de changer, cette libération récente ne doit pas faire oublier
des siècles de soumission.
Un autre trait de la société française a été – très tôt dans l’histoire – la mixité complète
de la vie sociale. Dans les rues, les boutiques, les châteaux, les appartements – et même bien
souvent les chambres à coucher... – hommes et femmes se mélangent sans façons. D’où cette liberté
de mœurs et d’allure, cette franchise dans les propos et les manières, qui ont toujours surpris
les étrangers. D’où aussi, pour les femmes, la difficulté d’obtenir un territoire propre, des
lieux pour se réunir et parler ensemble (on sait, à cet égard, le rôle des lavoirs dans les
campagnes ou des boutiques de couturières dans les villes...). D’où aussi la nécessité d’user
des seules armes dont elles disposent – la séduction, la coquetterie – pour tirer leur épingle
du jeu, dans des situations de proximité pas toujours faciles à vivre.
L’heureux temps de l’amour courtois.
Mêlées à tout, entendant et observant tout, les femmes françaises ont très vite acquis dans
la vie domestique et collective, une capacité d’administration et d’intervention considérable.
Mais celle-ci n’étant nullement reconnue par les hommes qui détenaient tous les droits, elle
s’exerçait de préférence par l’intrigue et l’influence occulte.
Cette situation particulière des Françaises, Michèle Sarde a voulu la mettre en évidence à
partir du discours des femmes elles-mêmes, dans la littérature et dans l’histoire. Discours
à la fois formidablement présent, tant l’activité créatrice des femmes a été intense – depuis
les femmes troubadours du douzième siècle jusqu’aux féministes du vingtième – et constamment
étouffé, puisque seuls les hommes avaient accès aux formes consacrées de l’art et de la
littérature.
L’ouvrage de Michèle Sarde, malgré sa taille impressionnante, l’abondance de ses références
bibliographiques, n’est pas une thèse rébarbative. Il est essentiellement composé d’une
succession de portraits, vivants et bien documentés, des très nombreuses femmes qui – d’Héloïse
à Nana, d’Aliénor d’Aquitaine ou de Christine de Pisan à Simone de Beauvoir, de Jeanne d’Arc
à Louise Michel, d’Olympe de Gouges à Flora Tristan ou à Louise Weiss – ont écrit l’histoire
de cette moitié de la société française qui semblait précisément hors du temps.
Une histoire qui, pendant des siècles, n’a rien eu d’une marche triomphale vers le progrès.
Michèle Sarde la voit plutôt ponctuée d’échecs et de régressions. Pour elle, l’âge d’or
féminin – s’il y en eut un – se situe du côté du douzième siècle, c’est-à-dire à une époque
où les femmes, grâce aux subtiles rigueurs de l’amour courtois, étaient parvenues à trouver
une cote mal taillée entre les nécessités du marriage et la libre disposition de soi.
Car tout le malheur historique de la femme, explique Michèle Sarde, vient de cet état d’objet
où elle est réduite dans la négociation matrimoniale, épreuve capitale pour son corps, mais
où elle n’a aucune part. Elle est livrée à un homme qui l’ignore et qu’elle ignore, et qui
a toutes chances de la traiter avec brutalité ou désinvolture. D’où la nécessité pour elle
de se reconstruire une vie personnelle, de façon imaginaire (dans le mysticisme ou la
rêverie sentimentale), ou clandestine (par l’adultère). En attendant le moment béni du
veuvage il lui faudra, selon l’esprit du temps, feindre ou subir, se dérober ou se soumettre,
se venger ou se mépriser.
Ce poids du mariage, cette dictature de l’homme sur la femme, n’ont fait que croître au cours
des temps – surtout à partir du moment où, vers la fin du douzième siècle, l’Eglise, étendant
son emprise sur les institutions et les esprits, est parvenue à sacraliser les liens conjugaux
et à contrôler les alcôves, comme elle l’avait fait avec les âmes. Se sont alors peu à peu
développés un sentiment du péché et un dégoût de la chair qui ont culminé avec le grand
refoulement du dix-septième siècle, comme en témoignent le renoncement de la princesse de
Clèves, le « Jansénisme amoureux » des Précieuses ou les souffrances des héroïnes
raciniennes.
Cette chape de plomb qui pèse sur les corps devait se lever au dix-huitième siècle, âge
libertin où le mariage n’est plus qu’une convention dont on se moque et où rien ne semble plus
freiner les fantaisies du désir. Mais, si cette époque est plus agréable aux femmes, celles-ci
n’en tirent aucun avantage concret. Leur pouvoir est toujours réduit à cette
« administration nocturne » qui s’exerce dans l’ombre trouble des intrigues et des
aventures galantes...
L’influence des favorites et des maîtresses de maison qui tiennent salon est grande, mais
précaire. Les femmes n’ont d’autres armes que leur charme et leur beauté. Leur ardeur à en
tirer profit n’a d’égale que leur hantise de les voir se flétrir prématurément.
La Révolution de 1789, malgré le rôle qu’y ont joué les femmes, n’améliorera pas leur
sort – non plus que les secousses politiques du siècle suivant. La société bourgeoise du
dix-neuvième siècle est antiféministe et les propos hardis d’hommes progressistes – depuis
Condorcet et Poulain de la Barre jusqu’aux saint-simoniens et aux fouriéristes – n’y changeront
pas grand-chose. Il faudra attendre la seconde moitié du vingtième siècle pour que le sort des
femmes, dans les esprits, les lois et les institutions, soit radicalement changé. Il a fallu
la secousse d’une guerre mondiale pour que les Françaises conquièrent, en 1945, le droit de
vote que les Américaines avaient obtenu avant 1900, les Australiennes en 1902, les Norvégiennes
en 1907, les Britanniques en 1918, les Hongroises en 1925, les Espagnoles et les Portugaises
en 1931, les Roumaines en 1925.
Pour Michèle Sarde, les femmes ont toujours été flouées par l’image idéalisée que la société
française avait dressée d’elles. Elles ont été prises au piège de la fascination qu’elles
exerçaient. Et cet effet de séduction, dont elles étaient à la fois les symboles et les
victimes, a continué de se faire sentir au cœur même de la conscience féministe, lorsque les
hommes de gauche sont parvenus à les convaincre que la lutte des classes passait avant la
guerre des sexes et que la libération des femmes viendrait dans la foulée de la révolution
sociale. Les Françaises, qui ont profité très tôt des progrès de l’enseignement et des
prestiges du débat intellectuel, ont préféré placer leur combat sur le plan théorique et
idéologique plutôt que sur celui, plus concret, des revendications économiques et matérielles,
comme le faisaient, avec leur bon sens et leur réalisme, leurs « sœurs »
anglo-saxonnes ou scandinaves.
Pays de la femme, la France s’est identifiée à un visage de femme. La langue, la culture
française ont été forgées pour la plus grande gloire de la femme. Les Français, on le sait,
ne pensent qu’à elles, ne vivent que pour elles. Et les Françaises, charmées, se sont laissé
prendre au leurre de cette dévotion. Sans s’apercevoir que ce regard qui les adulait faisait
d’elles des captives.
Maintenant qu’elles sont – presque – sorties de ce long sommeil enchanté, les Françaises
vont-elles disparaître, pour rejoindre la grande communauté internationale des femmes
libérées ? Michèle Sarde n’esquive pas la question, puisqu’elle termine son livre par
cette interrogation : « Y aura-t-il encore des Françaises au vingt et unième
siècle ? » Peut-être, en effet, n’y en aura-t-il pas davantage
que de Français...
Frédéric Gaussen,
Le Monde des Livres
, 2 décembre 1983
Revue des Livres
Michèle Sarde
Regard sur les Françaises
Si « ce livre s’adresse au grand public qui n’a pas le temps de tout lire »,
l’auteur, quant à elle, a beaucoup lu, et beaucoup retenu. La fresque, car c’en est
une, qui nous est présentée ici ne manque pas d’intérêt, ni de charme. C’est même avec
un réel plaisir que l’on suit l’histoire des Françaises du Moyen Age à aujourd’hui,
ponctuée fort habilement par des portraits exemplaires et bien campés. Il ne faut cependant
pas s’y tromper, l’ouvrage de Michèle Sarde est aussi plus que cela. Son but est de
rechercher et de fonder historiquement la singularité française, ou plus exactement la
singularité des Françaises. Par delà les mythes et les poncifs, les rêves et les fantasmes,
elle nous conduit vers le XIIe siècle et l’amour courtois qui firent de la femme
une « Dame », puis, à sa suite, elle nous entraîne, siècle après siècle, dans la
démonstration de sa problématique, désignant le présent en évoquant le passé. Cette recherche
irritera sans doute ceux et celles qui insistent pour ne rien devoir à personne. C’est du
moins ce que pense l’auteur, qui conclut en se demandant si, au XXIe
siècle, il y aura encore des Françaises. Comme elle, cependant, pensons que « Ne
cesse pas d’être française qui veut ! »
Philippe Lécrivain, Études, juin 1984
Mille ans de Françaises
Les Françaises entre le Xe et XXe siècle ? Pour que son
« Regard » ne soit pas un survol, Michèle Sarde a choisi celles qui ont osé
le scandale de la liberté et du désir. Mais comment trouver les caractères qui domineront
ce qui, de siècle en siècle, deviendra un caractère national ?
Forte de dix ans d’enseignement aux États-Unis, c’est à dire sous l’œil des autres, Michèle Sarde
trouve notre premier signe distinctif : « l’espace féminin français est mixte ». Après six cent
cinquante pages de va-et-vient sur les fuseaux du temps, nous tenons notre deuxième clé. Dans cet
espace mixte, la Française a brodé au petit point une spécialité du pays plus renommée que le
lièvre à la royale ou le bordeaux : la conversation, la causerie. La Française a toujours
convoité, dérobé ou brandi ce pouvoir interdit : la parole. Faute d’en marquer la loi, elle en a au
moins tracé l’idée. La femme osait parfois exprimer ses passions. Neuf siècles ont coulé avant qu’elle
franchisse un pas de plus et revendique des droits.
Michèle Sarde, en un voyage fondé sur les textes, les biographies, et de très subtiles analyses,
nous mène – nous projette, nous ramène – du haut moyen-âge à nos jours. Elle conclut que
longtemps tout a été permis à la Française « même le talent, même l’intelligence ou
la créativité à condition qu’elle n’émigre pas complètement de son canton féminin où l’homme
la rejoint avec délices ». Il y a « couche-toi et charme ! » Il y a
« lève-toi et marche ! ». Et Michèle Sarde pense que
« c’est une femme debout que nous laisserons au seuil du XXIe siècle »
Une Française que peut-être le temps fondra, confondra avec l’ensemble des Occidentales.
Il était donc urgent d’en faire cet inventaire, où chacune trouvera ses racines ou ses rêves.
Dominique Desanti, Le Magazine Littéraire
Michèle Sarde
Qui vient de publier Regard sur les Françaises (Ed Stock)
Ce livre, bourré de références mais aussi d’anecdotes, se dévore avec le plus grand plaisir. Partie
de l’idée qu’il fallait détruire les stéréotypes et démystifier la Française (séductrice mais sans
cervelle, bonne maîtresse de maison mais volontiers intrigante), Michèle Sarde s’est laissée entraîner par
sa passion : « J’ai découvert, explique-t-elle, que des comportements spécifiques français prenaient
leurs racines très loin dans le passé, au Moyen Âge surtout ». Ce qui l’a surprise par exemple :
« que l’amour courtois a marqué l’histoire des Françaises ». Ou l’opposition entre la place
considérable qu’occupe la femme dans la société française au XIXe siècle et au début du
XXe (elle est notamment le sujet favori de nombreux écrivains et le peu de droits dont
elle jouit, assimilée longtemps aux mineurs et aux débiles).
Nicole du Roy, Télérama, 6 juin 1984