Intervention à l’Assemblée des Femmes, La Rochelle, 25 août 2010
L’Ascension sans la chute de Michelle Bachelet, Présidente de la
République chilienne
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Lorsque mon amie Yvette Roudy m’a aimablement proposé de venir parler ici de la
diversité, j’ai tout de suite pensé à la diversité de la
diversité. Pour moi, elle est d’abord géographique. J’ai habité
dans plusieurs sociétés, j’ai écrit sur les différences
culturelles notamment entre Américaines et Françaises. L’expatriation est
un miroir qui permet de mieux se connaître en se rapprochant de l’autre. Depuis
quelques années, je vis au Chili et j’y ai assisté à un
événement, l’élection de Michelle Bachelet, que je considère
comme une démonstration et comme une leçon pour toutes les femmes et pour toutes
les démocraties. C’est de cette diversité là que je voudrais
m’entretenir avec vous aujourd’hui.
L’histoire de l’ascension sans la chute de Michelle Bachelet en effet vaut
d’être racontée ; aux petites filles d’abord parce qu’elle
est édifiante, aux femmes ensuite parce qu’elle est exaltante, et enfin au reste de
la société masculine pour leur démontrer que yes we can, que oui,
nous aussi, on est cap de gouverner. J’ai donc résolu de vous la raconter, mon
expérience américaine m’ayant formé au goût des success
stories, des histoires qui finissent bien, où contre toute attente, un personnage
improbable, se hisse de la manière la plus imprévisible au sommet de la montagne
et y plante le drapeau de son clan ou de son pays, ou – en l’occurrence et
c’est plus rare – de son genre.
Cela fait bien des décennies qu’un peu partout on discute, qu’on suppute,
qu’on théorise la sortie des femmes de la sphère privée, leur accession
au monde professionnel, leur représentation et leur responsabilisation dans la
sphère publique. Et voilà qu’en 2005, il n’y a pas cinq ans, dans un
lointain pays d’Amérique latine non exempt de machisme, une femme seule, en
apparence ni plus éblouissante ni plus géniale que d’autres, a réussi
à se faire élire dans des conditions démocratiques inattaquables, a
réalisé un mandat non pas irréprochable – la perfection
n’étant pas de ce monde – mais plus que respectable, et, la constitution
interdisant une nouvelle candidature dans la foulée, a terminé son temps avec plus
de 84% d’opinions favorables.
Michelle Bachelet, présidente de la République chilienne. Pour en arriver là,
quel carrefour de résultantes, quel ensemble de rendez vous réussis ! Parce
qu’elle est rare, cette ascension féminine est exemplaire. Et parce qu’elle
s’est produite dans une démocratie dont le fonctionnement n’est pas
très éloigné du nôtre, elle apporte des réponses
à des questions qui sont aussi les nôtres et induit une nouvelle
problématique valable pour le Chili, pour la France et pour l’histoire des
femmes dans toute la planète.
Comment se faire élire au plus haut poste de l’État quand on est une femme ?
Comment concilier la sphère publique à laquelle on accède pour la
première fois avec la sphère privée où on a été
confinée pendant des siècles ? Comment gouverner avec une symbolique
entièrement nouvelle ? Comment faire coïncider l’image du pouvoir
séculairement masculin avec un corps, un psychisme et des stratégies de femme ?
Comment réussir à gouverner et emporter, en quittant le gouvernement, autant
voire plus de popularité qu’à l’entrée ? Comment faire
profiter les autres femmes de cette position suprême sans s’aliéner les
hommes ?
L’évocation de cette grande aventure permettra de répondre à quelques
unes de ces questions sans éluder bien entendu les nombreux obstacles et handicaps
liés non seulement à la pratique du pouvoir mais surtout au genre de la
représentante de ce pouvoir.
Première question : Comment Michelle Bachelet a-t-elle réussi à se
faire élire ou comment la première femme a t-elle traversé le plafond de
cristal qui éloigne les femmes politiques de la candidature gagnable à la
magistrature suprême, au Chili comme ailleurs ?
Quelques éléments de réponse qui, dans ce modèle particulier, passent
par la nécessité de rafraîchir l’image des partis, de
représenter les citoyens, d’incarner les valeurs de la mémoire collective,
et last but not least d’annoncer une politique pro genre.
1er facteur : Rafraichir l’image des partis
Ce n’est certes pas de gaité de cœur que les partis politiques se
résolvent à mettre une femme en orbite présidentielle. Mais les
démocraties modernes souffrent facilement d’usure. Les citoyens veulent de la chair
fraîche, toujours plus nouvelle pour incarner le fameux changement, qu’ils
réclament à cors et à cris à chaque nouvelle élection. Et
la « Concertation », coalition de partis de gauche et de centre gauche, gouverne
depuis 16 ans, lorsque commence la campagne présidentielle au Chili en 2004 Du
président socialiste sortant, Ricardo Lagos, on est en général
très content - il part avec plus de 64% d’opinions favorables. Mais il ne
peut pas se représenter et le peuple veut de nouvelles têtes ; sinon il menace
– dans les sondages – de changer de camp. Alors, faute de changer de camp,
pourquoi plutôt ne pas changer de genre ?
Les partis ont-ils froidement verbalisé la manœuvre ? En tout cas face à
la saturation citoyenne, la Concertation présente à ses primaires non pas une
mais deux femmes, toutes deux respectables. La socialiste Michelle Bachelet, la
Démocrate chrétienne Soledad Alvear. Les partis de la coalition opposent
peut-être aussi les deux femmes, comme ils aiment souvent à le faire –
suivez mon regard – pour jouir du spectacle de crêpage de chignon. Dans ce cas
il n’aura pas lieu. À la figure patriarcale et autoritaire du président Lagos,
succède une figure dont on dit qu’elle est maternelle plus que matriarcale. Les
partis de la Concertation ont bien joué en mettant pour ce coup leur machisme au
placard. Pour ce coup là seulement. Et pour la première fois au Chili comme
dans d’autres démocraties de l’époque, on présente une
candidate capable de gagner.
La volonté de changement peut donc profiter aux femmes. Elle permet de s’offrir
du neuf sans trahir l’ancien. Faute de changer de camp, on change de genre ou de
couleur. C’est ce qui s’est produit aux États-Unis avec Obama, qui
– ne l’oublions pas – a été lui aussi confronté
aux primaires avec une femme. C’est ce qui s’est produit en France avec
Ségolène Royal. Quant au socialisme de la candidate chilienne, il
apparaît aux citoyens comme un choix idéologique humanitaire plus que comme
une militance partisane. Les partis au Chili comme en France commencent à avoir
mauvaise réputation, ce qui explique aussi la préférence donnée
à Michelle Bachelet sur Soledad Alvear dont le mari a été président
de la Démocratie chrétienne et qui est davantage perçue comme une
aparatchik de son parti, traversé de ces luttes intestines qui déplaisent
tant partout à l’opinion.
Un examen détaillé de la biographie et de l’image de Michelle Bachelet permet
de comprendre mieux pourquoi dès les primaires on a préféré à
une figure plus conventionnelle, une femme seule, libre d’un parti comme libre d’un homme.
Une femme qui a réussi à représenter les citoyens et les citoyennes aussi bien
qu’incarner au féminin les valeurs de la République. Or on vote en
général en fonction de deux critères : ses intérêts et son
idéal .Et un bon candidat doit donc à la fois représenter les électeurs
et incarner leurs valeurs.
2e facteur : Représenter les citoyens
En 2006 donc, Michelle Bachelet entame face à Soledad Alvear la première étape
des primaires de la Concertation, situation qu’aborderont aussi plus tard
Ségolène Royal en France et Hillary Clinton aux États-Unis. Là aussi une
première : le profil personnel de Michelle Bachelet est totalement à contre courant
des valeurs traditionnelles. Face à sa rivale chrétienne, épouse et mère,
la candidate Bachelet, médecin de formation et de pratique, qui fut Ministre de la Santé
et la première Ministre de la Défense dans le gouvernement de Lagos, se présente
avec l’image provocatrice d’une mère de trois enfants de deux pères
différents, célibataire et féministe. « Je suis socialiste, agnostique,
séparée (le divorce à l’époque n’existe pas) et femme, mais
nous travaillerons ensemble », avait-elle déclaré sur un char militaire,
lorsqu’elle a été nommée ministre de la Défense. Toutes ces
étiquettes sont de nature à faire frémir un électorat
majoritairement catholique et familialiste, moraliste, traditionaliste et machiste. La candidate a
l’apparence physique d’une femme ordinaire sans recherche de maquillage ou
d’élégance mais non dénuée de charme. À ses
côtés, nul compagnon mais une mère qui fut une militante de gauche respectée.
Son adversaire, la juriste Soledad Alvear, est démocrate chrétienne comme les deux premiers
présidents post dictature. Elle a été Garde des Sceaux et Ministre des Affaires
étrangères et a résisté aux pressions du gouvernement Bush, lors du vote
sur l’Irak aux Nations Unies. Elle est admirée au Chili pour avoir dirigé la
campagne du deuxième tour du futur président Ricardo Lagos, aux dernières
élections. Elle ne manque ni de compétence ni d’éloquence.
Après s’être juré dans un café et devant des photographes de presse
de se combattre loyalement, les deux femmes s’affrontent dans un débat national
télévisé. Mais très vite Soledad Alvear renoncera à concurrencer
sa rivale socialiste et préférera se désister et jouer la solidarité en
soutenant la candidature de son ex adversaire. Soledad Alvear n’en sera pas moins élue
triomphalement au Sénat avec près de 44% des voix, meilleur pourcentage national.
Retenons que dans un pays catholique où non seulement l’Eglise mais aussi l’Opus
Dei jouent un rôle actif, c’est l’agnostique qui gagne la bataille contre la
chrétienne.
Alors au mépris des clichés, pourquoi la candidate imprévisible plutôt que
l’autre ? Autrement dit, quels sont les ingrédients du charisme en général et
du charisme féminin en particulier qui lui ont permis de gagner une élection nationale.
Pour le comprendre il faut faire un détour par l’histoire et l’anthropologie chilienne.
L’anthropologie d’abord. L’anthropologue Sonia Montecino a brillamment démontré
dans un livre devenu classique, Madres y Huachos
NOTE
, que le modèle du couple amérindien et le noyau familial de la société
chilienne est le duo de la mère et du bâtard. Au plan symbolique le géniteur est le
conquérant espagnol, la mère est l’indienne colonisée et abandonnée par
son séducteur. Le père espagnol ne fonde pas de famille avec la mère indienne, il
essaime des foyers successifs avec mère et enfants. Les mères sont célibataires et
chefs de famille, les enfants sont naturels et élevés par leurs mères. Ce modèle
a formé le substrat anthropologique de la société chilienne, notamment dans les classes
défavorisées où beaucoup de femmes ne se marient pas et élèvent leurs
enfants seules.
Dans un pays marqué par le catholicisme, le culte de Marie, à la fois vierge et mère,
renforce cette représentation de la femme à laquelle on peut également identifier le
profil de la candidate. Dès les débuts de la République chilienne a émergé
la figure de la Virgen del Carmen, vierge républicaine. Paradoxe historique et
national : le Chili est une république laïque avec une Vierge comme emblème. En ce sens
la mère célibataire, la chef de famille Michelle Bachelet, était plus
représentative pour les Chiliennes et même pour les Chiliens que l’impeccable Soledad
Alvear, conforme aux valeurs traditionnelles de la bourgeoisie.
Revers du décor toutefois: malgré ses efforts pour s’imposer comme personne
indépendante, Michelle Bachelet ne parviendra pas à sortir totalement du rôle de
mère de la nation dans lequel l’ont enfermée les médias et l’opinion
publique.
3e facteur : Incarner la mémoire dans l’inconscient collectif et
l’histoire du pays
Michelle Bachelet gagnera, non seulement parce qu’elle est représentative de ce
modèle enraciné dans l’anthropologie chilienne, mais aussi pour des raisons
historiques particulières. Parce qu’elle incarne une souffrance enfouie dans
l’inconscient collectif pendant une génération, celle de la victime de la dictature.
Parce qu’elle incarne en quelque sorte l’histoire du pays. Pour le comprendre faisons un bref
rappel de l`histoire du Chili, et notons en passant que la diversité historique explique aussi
la diversité des comportements y compris ceux des citoyens face au vote.
Comme vous le savez, à la suite du coup d’État qui mit fin violemment au régime
du président socialiste Salvador Allende en 1973, le Chili connut dix-sept ans de dictature
incarnée par le Général Pinochet et marquée par la suppression des droits,
les arrestations arbitraires, la pratique de la torture et la disparition de milliers de militants. En
1989, le dictateur organise un plébiscite qu’il perd à sa grande surprise et qui
débarrasse le pays du régime militaire avec les premières élections
démocratiques. La Concertation, coalition de partis de gauche et de centre gauche,
rétablit lentement la démocratie et les valeurs républicaines. Elle sera
réélue continument pendant vingt ans jusqu’à cette dernière
année où le 11 mars 2010 elle cède le pouvoir à une droite
modérée, détachée du stigma associé à la dictature militaire.
La dictature a laissé sur l’inconscient collectif chilien une empreinte tragique d’autant
plus forte qu’on en on en a moins parlé à l’intérieur du pays
qu’à l’extérieur et que le gouvernement militaire garde ses nostalgiques. Et il
faut dire aussi que le gouvernement d’Allende n’a pas laissé que des bons souvenirs,
même dans le peuple, où il est associé à un désordre
éradiqué par les militaires.
Or Michelle Bachelet est à la fois fille de militaire et fille d’une victime de la dictature
militaire, vouée donc au plan symbolique à la réconciliation des contraires. Elle a
étudié la stratégie militaire à Santiago et la défense continentale
à Washington ; elle a été nommée par le président Lagos au
ministère de la Défense, où elle a étonné par sa maîtrise du
commandement et du pas militaire. Une image a marqué durablement l’opinion publique : la
photo de Michelle Bachelet, alors ministre de la Défense, revêtue d’un uniforme
militaire sur un tank durant une expédition de terrain lors des inondations de 2002.
Surtout Michelle Bachelet est la fille d’un général loyaliste et républicain,
qui s’est élevé contre la dictature et qui est mort dans les geôles de Pinochet.
Elle-même toute jeune et sa mère ont été torturées dans la sinistre
villa Grimaldi. Puis elle a connu le long exil des réfugiés chiliens dans l’Allemagne
de l’est d’Angela Merkel où elle fera des études de médecine. Pendant ses
campagnes – primaires comme présidentielles – la candidate socialiste fit peu état
de cet épisode douloureux et la presse, majoritairement de droite, encore moins. Mais cette
incarnation de la douleur d’un peuple, elle la porte dans son vécu, un peu comme Simone Veil
en France. La victime de la dictature fasciste d’Augusto Pinochet, la victime de la Shoah doivent
à leur tragique expérience et surtout à leur dignité et leur résilience,
une partie de leur popularité c’est-à-dire de l’expression d’un respect
gagné. Simone Veil n’a jamais été candidate à la présidence de la
république mais elle est une des personnalités les plus populaires de France. Et c’est
une popularité de même calibre qui portera Michelle Bachelet à la magistrature
suprême et l’y maintiendra.
À titre de comparaison, la Chancelière allemande Angela Merkel est un autre exemple de
candidate produit de l’histoire de son pays. Angela Merkel, au carrefour de deux Allemagnes, a
profité, selon Barbara Stiegler
NOTE
, des avantages des deux. Elevée dans une ambiance relativement égalitaire en Allemagne
orientale, elle est apparue sur le devant de la scène politique ouest allemande dans la foulée
des mouvements féministes au bon moment. N’ayant pas eu d’enfant elle n’a pas
été personnellement confrontée aux problèmes des Allemandes de l’ouest
empêchées de travailler par le peu de crèches et de soutien des mères au travail.
Elle est représentative non seulement des femmes mais aussi des hommes de l’Allemagne fraichement
réunifiée. Chrétienne dans un pays communiste, elle incarnait une dissidence de bon aloi
dans les deux Allemagnes.
Angela Merkel et Michelle Bachelet apparaissent toutes deux à un moment de l’histoire de leurs
pays respectifs comme représentatives des citoyens et comme incarnant les valeurs de cette même
citoyenneté. Voilà en partie pourquoi elles seront respectivement élues. Voilà
en quoi ces deux femmes toutes deux exceptionnelles et toutes deux semblables à leurs contemporaines,
sont à la fois si proches et si différentes. Car l’une est féministe et l’autre
pas. L’une considère que sa carrière scientifique et son origine est-allemande sont des
ingrédients plus significatifs que son sexe et n’engagera pas de politique du genre. L’autre
fait aux femmes des promesses et les tiendra.
4e facteur : Annoncer une politique favorable aux femmes
En effet, Michelle Bachelet n’a jamais eu peur de se présenter comme une féministe et
dans ses promesses de campagne elle a annoncé aux femmes qu’elle ferait tout pour
améliorer leur condition. Même si elle a peu utilisé le mot, elle n’a jamais
manqué une occasion de faire valoir des revendications de genre. Cette préoccupation
était authentique et la suite l’a prouvé. Les femmes l’ont crue et ont eu raison
de la croire puisque leur présidente a tenu ses promesses. Elles ont voté en majorité
pour elle et elles sont allées voter en plus grands nombres qu’avant. Contrairement à
Angela Merkel que le sujet n’intéressait pas, contrairement à la présidente
d’Argentine Cristina Fernández Kirchner, qui, d’après Diana Maffia
NOTE
, a revendiqué avant tout son exceptionnalité par rapport aux autres femmes, Michelle
Bachelet est une authentique féministe qui va accéder à la position suprême de
chef d’État en faisant valoir les droits de toutes les femmes.
Et le style féminin, ce ne sera pas seulement de porter une jupe ou de ne pas afficher des ambitions
guerrières, ce style, Michelle Bachelet l’articule autour d’un concept démocratique,
celui de la participation citoyenne. La gouvernance est l’affaire de tous. Il ne suffit pas de voter
une fois pour un ou même une chef. Le citoyen et la citoyenne doivent être maîtres de leur
destin tout au long du processus démocratique. Ségolène Royal elle aussi développera
ce concept clé dans Désir d’Avenir. Passer d’une démocratie
représentative à une démocratie participative permettrait de mieux intégrer
les femmes qui ont plus d’énergie à mettre au service de moins d’Ego. Dans le cas
chilien et pour toutes les raisons déjà invoquées, la mayonnaise va prendre et Michelle
Bachelet sera élue présidente de la république chilienne avec plus de 53,5% des voix contre
46,5 % à son adversaire de droite Sebastián Piñera, en bénéficiant de
286.000 voix féminines de plus que les voix masculines.
Cette fois nous sommes au seuil d’une nouvelle aventure. La phase de transition et de passation des
pouvoirs, qui dure approximativement deux mois, va mettre en place les mécanismes du changement
symbolique, non pas d’un gouvernement à l’autre ou d’un camp à l’autre
mais d’un genre à l’autre.
Deuxième question : Comment s’est découlée cette intronisation de la
Présidente et la période de transition entre l’élection et la passation des
pouvoirs, deux premières dans l’histoire de la démocratie chilienne ?
« Qui aurait pu le penser ? Aujourd’hui c’est une femme Présidente de la
République qui s’adresse au Parlement. Et voici mes dix ministres femmes et mes quinze
sous-secrétaires d’État. Voici, comme je l’ai promis durant ma campagne, le
premier gouvernement paritaire de toute notre histoire ». Ainsi s’exprimera devant le
Parlement réuni en séance plénière la première femme chef
d’État de la République du Chili le 21 mai 2006, en présentant son nouveau
gouvernement égalitaire et proportionnel : dix femmes, dix hommes ; huit chrétiens, huit
agnostiques, trois juifs et un athée.
L’événement est inouï : une femme chef d’État qui annonce un
gouvernement paritaire. Cristina Fernández en Argentine ne l’a pas fait, Angela Merkel
non plus. Ségolène Royal et Hillary Clinton l’auraient peut-être fait mais
elles n’ont pas été élues. Zapatero l’a fait mais il n’a pas
l’avantage d’être une femme.
Le jour de la victoire de Michelle Bachelet, les femmes envahirent les rues revêtues de
l’écharpe présidentielle tricolore à l’image de leur élue.
Désormais n’importe quelle petite fille pourrait légitimement aspirer à
conduire un jour les destinées de la nation. La solidarité et la fidélité
des femmes pauvres resteront acquises jusqu’au bout à celle qu’on nomme
familièrement « la Michelle » ou tout naturellement « la
Presidenta ».
« Je dirai ce que je pense et je ferai ce que je dis, parole de femme ». Le fantôme
du président Allende, suicidé dans ce lieu même, flotte encore au balcon du
palais où la nouvelle chef d’état prononce son premier discours. Un discours de
réconciliation qui résonne fortement sur les lèvres de celle qui rappelle
qu’elle n’a pas été hissée à son poste par la soif de pouvoir
mais par la volonté de servir. On me dira que tous les politiciens usent des mêmes mots et
des mêmes images. Mais « parole de femme » ! Dans cette bouche féminine,
ces mots-là prennent une résonance nouvelle car c’est une voix d’un calibre
différent, une voix qu’on n’a pas l’habitude d’entendre, qui les prononce.
Cette fille toute simple et un peu enrobée représente dans sa corporalité même
les transformations dans les relations du féminin et du pouvoir. Non plus le pouvoir de
l’oreiller qu’évoquait Olympe de Gouges, le pouvoir indirect de la favorite ou de la
concubine, mais le pouvoir légitime issu des urnes et des citoyens, tous genres confondus. Et
d’entrée de jeu, cette inscription du féminin se fait à tous les niveaux, et
d’abord dans la symbolique de la langue.
La polémique symbolique a en effet commencé avec les problèmes de langage
associé à l’union contradictoire du pouvoir et de la féminité.
Fallait-il dire la Presidenta ou la Presidente ? L’intéressée trancha sans
états d’âme et les photographies officielles légendèrent cette
première imprévue : Michelle Bachelet, Presidenta de Chile. Le pouvoir
suprême avait légitimement intégré un corps féminin et ce
n’était pas le hasard mais la volonté du peuple qui faisait d’une
présidente une reine.
Autre symbole prioritaire du genre : le vêtement. Les commentaires avaient été
bon train dans les dernières semaines pour imaginer quelle tenue porterait…le
trente-huitième président, en l’occurrence une présidente, première
de son genre à pouvoir élire entre la robe et le pantalon. Escortée d’une
garde de carabiniers et carabinières, strictement paritaire - un homme une femme-, Michelle
fait son entrée fermement, en jupe claire et petits talons assortis. Ensemble de soie sauvage
beige avec galons. Touche un peu militaire sur un vêtement de facture féminine.
L’exclusion du pantalon avait dû être plébiscitée par le cabinet et la
future présidente, puisque toutes les futures ministres étaient en robe, de style et de
couleurs très variées où se détachait la silhouette en bleu profond de
Paulina Urutia, la toute jeune ministre de la culture.
La présidente élue fut invitée par le président du Sénat, à
jurer sur la Bible ou à promettre sur la Constitution. Fidèle à son agnosticisme
déclaré, la nouvelle présidente choisit de « promettre », entérinant
ainsi la laïcité officielle de la démocratie chilienne, même si les vestiges de
la tradition catholique font que le président du Sénat ouvre la séance « au nom de Dieu.
Dès l’élection, la presse s’intéresse à la vie privée de la
Presidenta. Faute de lui découvrir une liaison cachée, El Mercurio, journal de
droite, recense la liste de ses ex compagnons. Et l’on découvre une grande souplesse politique
dans le choix des hommes de sa vie déterrés par les médias. Le premier fut un
étudiant en médecine socialiste comme elle, desaparecido, disparu, victime de la
dictature militaire en 1975, le deuxième un architecte, ancien militant socialiste en exil, son
unique mari et père de ses deux premiers enfants, le troisième un ingénieur ancien
membre de l’aile armée du Mouvement de la gauche révolutionnaire, le plus sulfureux,
le quatrième un médecin plutôt de droite, père de sa plus jeune fille. Le jour
de la passation des pouvoirs au Congrès de Valparaiso, un anonyme lance : « Michelle je
t’aime ». Elle chuchote au président du Sénat : « il faudra que je lui
demande son numéro de téléphone ». La télévision transmet tout
et c’est l’hilarité générale. Bien qu’elle ait toujours affirmé
être libre de refaire sa vie, c’est seule avec l’unique accompagnement de sa mère
qu’elle vivra les quatre années de son gouvernement.
Mais bien sûr l’absence de Première Dame intrigue les médias. Comment se passer
de cette fonction féminine par excellence sans même avoir un Premier Monsieur de
remplacement ? Les plaisanteries sur le thème vont bon train. Jusqu’à ce qu’on
se rende compte que ce problème n’en est pas un. Pragmatiquement on changera le protocole.
La Présidente se présentera seule dans les voyages officiels et n’en sera pas moins
valorisée. Dans les réunions de chefs d’État, presque tous hommes, notamment
auprès d’Obama, elle aura la place d’honneur et sera très écoutée.
Dans certaines fonctions internes, sa mère ou une autre autorité officielle jouera le
rôle échu à la Première Dame. Au terme de son mandat, la présidente aura
changé en atout le handicap d’être seule. Un compagnon ? Où
l’aurait-elle mis ? Quand l’aurait-elle vu pendant ces quatre années si
occupées ?
Ce que je viens de vous raconter est le début d’un conte de fées féministe.
Mais vous ne me croiriez plus si je vous disais que la conquête du pouvoir de la présidente
chilienne a été un long fleuve tranquille et qu’elle n’a pas subi d’attaques
personnelles. Tous les politiques surtout s’ils sont candidats à des élections
importantes en subissent mais celles, destinées aux femmes, sont particulièrement cruelles
quand elles s’appliquent au physique et quand elles dévalorisent en fonction du sexe.
Ségolène Royal est de celles qui ont subi les pires attaques. Hillary Clinton aussi. Et
Michelle Bachelet a essuyé elle aussi pendant la campagne toutes sortes de railleries sur son
physique et a eté traitée notamment de gordi (petite grosse). On a dit sur tous les
tons qu’elle n’avait pas le calibre (No da el ancho). L’attaque principale a
concerné sa « faiblesse », et son manque de charisme et d’éloquence,
accusation contradictoire puisqu’on a reconnu aussi qu’elle était sympathique et
charismatique. Il est clair que la contradiction vient de ce que les critères du charisme
féminin ne sont pas les mêmes que ceux du charisme masculin.
Avant de mourir au service de la démocratie, le président Allende avait eu cette phrase
prophétique : « Il viendra le moment où s’ouvriront les grandes avenues de
peupliers où chemineront les hommes libres. » Trois décennies plus tard, Michelle
Bachelet clora ainsi son premier discours de présidente élue en appelant à
célébrer ce jour historique « pour que tous, hommes et femmes, nous gardions
ouvertes les grandes avenues de peupliers ». Désormais quatre années
s’ouvraient sur les avenues de peupliers. Michelle Bachelet avait franchi le premier obstacle et
représentait l’universel, hommes et femmes confondus. Restait à savoir comment une
femme, de gauche et féministe, pouvait pratiquer la bonne gouvernance et mener à bien une
politique favorable aux femmes. C’est à quoi je voudrais répondre en posant ma
troisième question.
Troisième question : Comment Michelle Bachelet a-t-elle exercé le pouvoir ?
En illustration de cet exercice du pouvoir, quatre autres points d’interrogation :
La Présidente a-t-elle bien gouverné ?
A-t-elle gouverné en femme ?
A-t-elle gouverné pour les femmes?
Sa gouvernance a-t-elle changé la vie des femmes et la culture machiste de son pays ?
Premier point d’interrogation : La Présidente a-t-elle bien gouverné
La Carte de navigation du 21 mai 2006 annonçait quatre grandes réformes : Le
système de retraites, Le système d’éducation en termes surtout de
crèches, de maternelles et d’écoles primaires de meilleure qualité.
Une politique de croissance,. L’amélioration de l’environnement et de la
qualité de vie.
Et comme tout chef d’État, Michelle Bachelet a rencontré des obstacles,
imprévus au moment de tracer les objectifs, dont une forte mobilisation et des manifestations
étudiantes ; des grèves des travailleurs ; des scandales de corruption notamment dans les
sports; la crise ; une forte revendication des peuples autochtones. Ces obstacles ont détourné
parfois la politique présidentielle de son projet initial.
Surtout au début, la tâche est ardue. On lui reproche son manque de charisme et sa faiblesse.
L’éducation est un chantier hérité de la dictature, sur lequel elle avance
très difficilement, sans parvenir à effectuer des réformes de fond. Le
désastre du Transantiago, nouveau système de transports en commun dans la
capitale, initié par son prédécesseur, lancé hâtivement et qui se
révèle inefficace à ses débuts, pénalise gravement les quartiers
pauvres. La cause sera gagnée à la fin de son mandat. Un voyage malencontreux à
Cuba, un hôpital trafiqué pour son inauguration officielle avec faux malades et faux
infirmiers entachent au moins provisoirement sa gestion. On ricane. On se moque, On hausse les
épaules, Lagos son prédécesseur, socialiste comme elle, lui c’était
un homme, un chef, un vrai.
Ses adversaires lui reprocheront le creusement des inégalités entre riches et pauvres. Si
les pauvres sont moins pauvres, les riches sont de plus en plus riches. La question Mapuche reste en
suspens malgré des mouvements très forts de revendication. Il y a eu des efforts au
début mais elle n’a pas su et pas pu, dans le temps imparti, régler ce
problème difficile.
À sa décharge, remarquons qu’elle est le premier chef d’État chilien
dont le mandat est de quatre ans au lieu de six précédemment, sans possibilité
de se représenter après. Comme le dit la chanson qui lui a été
consacrée, ces quatre années se sont envolées.
NOTE
Mais – heureusement il y a des mais, c’est-à-dire des plus –
l’économie se porte bien même en période de crise. Son gouvernement conduit
correctement le pays dans le domaine social et économique – maîtrise du déficit
public, des exportations, de l’inflation, et du chômage. Le Chili, grâce à des
choix prudents, a évité certains écueils. Il est le pays qui a le mieux
résisté à la crise de toute l’Amérique latine et de beaucoup de pays de
la planète. Les lois sociales et la lutte contre la pauvreté portent leurs fruits Sa
principale réussite a consisté en un système de protection sociale qui inclut tous
les âges de la vie, L’image internationale est excellente. Michelle Bachelet a signé des
traités de commerce internationaux et engagé des échanges universitaires. Elle est
estimée partout .La popularité remonte, atteint des sommets. On respire. La Présidente,
si elle n’a pas assuré le prochain, a sauvé son propre gouvernement.
Résultat concret : des classements qui lui ont valu le respect de la communauté
internationale et l’entrée du Chili à l’OCDE, deuxième pays
d’Amérique latine après le Mexique. Et surtout, fait exceptionnel : si le
lendemain de son intronisation, en 2006, 85% de Chiliens avaient estimé qu’elle
réussirait aussi bien ou mieux que son prédécesseur ; au moment de son
départ, plus de 84% avaient d’elle une opinion favorable. Elle aura donc su garder sa
popularité auprès des hommes comme des femmes, une popularité que bien des
chefs d’état lui envieraient. À la fin de son mandat, la plupart des candidats
à la présidence affirmeront vouloir continuer certains aspects de son œuvre,
notamment à l’égard des femmes.
En effet, comme il lui avait fallu choisir des priorités, on peut suggérer que l’un
des axes de sa politique aura été la question des femmes. On peut déjà
avancer que Michelle Bachelet est la première chef d’État de l’histoire
contemporaine qui n’ait pas hésité à revendiquer sans complexe, un discours
de genre et à assumer un leadership féminin consistant à vouloir faire les choses
autrement. Dans l’être, comme dans le faire.
Deuxième point d’interrogation A-t-elle gouverné en femme ?
C’est la question de l’être c’est à dire en termes plus frivoles du style.
Le style, c’est l’homme, disait-on autrefois. Aujourd’hui, c’est aussi la femme.
Sur le style, les études montrent que celui du leadership masculin est déterminé par
la compétitivité, la recherche de réussite, un contrôle rigoureux, une
direction autoritaire, la capacité de penser analytiquement et stratégiquement et une
attitude objective et non affective à l’égard du travail. Le leadership féminin
lui se fonde autant sur le rationnel que sur l’émotionnel, et aussi sur la recherche de la
qualité, un contrôle limité, la compréhension, la collaboration et
l’efficacité. Ce style directif au féminin inclut le travail en équipe,
la coopération, la participation et les relations interpersonnelles. D’après des
sondages à valeur générale, les femmes seraient perçues comme plus
attachées aux thèmes sociaux et plus pacifistes que les hommes en matière de
relations internationales. Selon un sondage de la Fondation Chile, le leadership féminin au Chili
se caractériserait aux yeux des citoyens par l’honnêteté (67%), les valeurs et
principes (62%), et l’intelligence (51%), toutes qualités incarnées par Michelle Bachelet.
Le mot clé du leadership féminin en général, c’est care,
l’attention aux plus vulnérables et aux plus nécessiteux de la société.
De même Michelle Bachelet a fait de la protection sociale et de l’installation d’un
État de droits (au pluriel) le sceau de son gouvernement.
Et elle s’est affrontée au principal obstacle de l’exercice du pouvoir au
féminin : le sexisme. Consultée sur celui des attaques contre son gouvernement, elle
répond : « Les plaintes de certains ministres hommes ne sont qu’une
résistance symbolique au fait que ce soit une femme qui les commande. Ce ne serait pas la
première fois qu’on observe ce préjugé (…) J’ai été
impressionnée de rencontrer le préjugé sexiste de genre. Je suis médecin et
dans mon métier, le fait d’être femme ne comptait pas. En politique, au contraire,
être une femme, ça compte. Les partis politiques sont machistes, il y a une grosse
résistance à être dirigé par une femme ; cela je l’ai vécu.
Mais je ne me plains pas. C’est la culture patriarcale. Il serait absurde de le nier ».
Pour éviter le sexisme, une Maggie Thatcher ou une Angela Merkel préfèrent faire
oublier qu’elles sont des femmes et se conduire en hommes. Michelle Bachelet choisit l’attitude
opposée. Dans tous ses discours présidentiels de la première année, il y a des
allusions aux difficultés rencontrées par les femmes dans tous les aspects de leurs vies.
Les expressions les plus répandues dans ses interventions publiques sont : parole de femme et force
de femme. Elle a constamment revendiqué ce qu’elle a appelé un « style
féminin de faire de la politique », caractérisé par le dialogue, el
gobierno ciudadano, le gouvernement citoyen.
On a relevé comme traits féminins de sa politique la souplesse notamment dans les
remaniements ministériels, la prudence et la prévoyance quand elle a suivi en 2006 les
recommandations de son ministre des Finances et qu’elle a résisté aux pressions
pour augmenter les dépenses publiques avec l’excédent du revenu du cuivre,
l’habileté politique pour franchir les barrières surgies sur son chemin, la
finesse diplomatique, la capacité à transformer les handicaps en atouts.
Ainsi, dans la foulée de sa politique contre les violences faites aux femmes, elle lance
l’expression « fémicide politique » pour se défendre du traitement
injuste des médias contre elle. Ou elle fait de son absence de compagnon un bouclier contre des
formes de tutelle qui ont nui par exemple à la gestion de sa collègue Cristina
Fernández, en Argentine, dont on a dit qu’elle fait tout ce que veut son mari et
prédécesseur dans la présidence, Néstor Kirchner.
Un aspect hautement symbolique de l’accession des femmes à la magistrature
suprême est la transgression de la barrière qui sépare la sphère
privée où elles ont été confinées de la sphère publique
où elles gouvernent désormais. Un épisode du mandat de Michelle Bachelet
illustre l’ingéniosité avec laquelle elle a su concilier les deux.
Tandis que sa fille ainée gravement malade est hospitalisée, la présidente,
ancienne médecin, aménage l’espace de la clinique pour en faire son bureau et y
tenir ses réunions de cabinet, de manière à rester au chevet de sa fille tout
en continuant à gouverner, démontrant par là qu’elle ne déléguait
ni le privé ni le public et que les deux espaces communiquaient entre eux. Quel président
père de famille se serait comporté de cette manière ?
Dans le domaine des relations internationales aussi, elle fait profiter son gouvernement et son pays
de la sympathie qu’elle inspire. Ses rapports avec d’autres femmes politiques ou chefs
d’Etat, notamment Ségolène Royal, Hillary Clinton et aussi Angela Merkel et
Cristina Fernandez sont plutôt chaleureux et esquissent une ébauche de réseau
de complicité féminine qui aurait peut-être pu s’étendre avec le temps.
Elle ne peut pas se représenter constitutionnellement. Mais si elle aura été la
première femme présidente de la Concertation, elle sera aussi la dernière. Alors
que son taux de popularité culmine, elle ne peut empêcher le candidat de sa formation Eduardo
Frei, ex président, de perdre les élections. Elle ne peut empêcher la droite de passer
pour la première fois en vingt ans. On lui reprochera de n’avoir pas su faire gagner son
camp, un camp qui trop souvent ne l’avait pas soutenue ni elle ni ses femmes ministres.
Résultat, selon les sondages chiliens de l’époque, 84,7% des femmes et 78% des
hommes chiliens ont jugé que les hommes politiques discriminaient les femmes et 65,1% des
personnes interrogées ont dit que la Concertation, c’est-à-dire son propre camp,
n’avait pas suffisamment appuyé la présidente.
N’importe. Au moment de quitter le palais de la Moneda, la Presidenta revient sur
l’impact symbolique de ce premier mandat: « Je pars la tête haute –
déclare-t-elle – satisfaite de ce que nous avons accompli et contente de ce que cette
maison ne sera plus seulement la maison des présidents du Chili mais celle des présidents
et présidentes du Chili ».
Les études sur le leadership politique montrent que l’efficacité d’un leader
se mesure à sa capacité à détruire les stéréotypes
négatifs. S’il les renforce, il va au mur. On peut conclure que Michelle Bachelet non
seulement ne les a pas renforcés mais qu’en général elle les a
démontés et cela non seulement pas le style, l’être mais aussi par le faire.
Ce qui m’amène au troisième point d’interrogation.
A-t-elle gouverné pour les femmes ?
Dans son discours du 21 mai 2008, la présidente chilienne prononce cette phrase : « Mon
devoir est de protéger les femmes du Chili ». Sa première mesure, un gouvernement
strictement paritaire fait figure, dit María de los Ángeles Fernández
NOTE
, de révolution copernicienne. Avant elle, le seul à le faire fut José Luis
Rodríguez Zapatero en Espagne. Rappelons que la loi française sur la Parité ne
s’applique pas dans le principe à l’Exécutif. Michelle Bachelet aura
été la première femme chef d’État à prendre une mesure de
cette nature. Selon Lorena Fries
NOTE
, pour Michelle Bachelet, la parité aura plus signifié la démonstration de la
capacité des femmes à gouverner qu’une stricte redistribution numérique
des pouvoirs et des responsabilités. Au cours de ses quatre remaniements ministériels,
la Présidente déplacera ou remplacera des femmes mais réussira à
garder une moyenne de 45%. Observons quand même qu’au total la participation des femmes
au gouvernement aura diminué, sous la pression, entre le début et la fin du mandat.
Dans son programme de gouvernement, elle annonçait : « Nous les femmes devons
non seulement avoir les mêmes droits que les hommes, mais également, à travers
une véritable politique d’appui, exercer tous ces droits. Qu’une femme soit
présidente ne doit pas être considéré comme une exception (una rareza)
mais comme une prédiction (un augurio) ».
Quatre objectifs avaient été fixés à la politique de genre en accord avec
le Servicio Nacional de la Mujer (SERNAM) :
- Éliminer ou réduire les discriminations contre les femmes.
- Éliminer ou réduire les écarts entre hommes et femmes.
- Augmenter les droits et les responsabilités des femmes dans la
sphère publique et des hommes dans la sphère privée.
- Accéder à plus d’égalité entre les genres et à une notion anglo-saxonne empowerment en
anglais, empoderamiento en espagnol, intraduisible en français, et que je décrirai
comme la prise en charge par les femmes elles mêmes de l’acquisition de leurs droits aussi bien
que de leur devenir collectif et universel.
On peut imaginer que les résistances à ce beau programme n’ont pas manqué.
Outre les attaques qui sont réservées à la présidente elle-même,
notamment sur sa mollesse ou sa faiblesse, on s’en prend à ses ministres femmes,
notamment sa ministre de l’éducation, d’origine indigène, qui ne s’est
pas révélée très efficace. Accusée de n’avoir pas su gérer
un scandale de corruption dans ses services, elle subit l’humiliation d’être
démise de ses fonctions par le Parlement. De bonnes ministres sont contraintes à la
démission, pour un prétexte, comme la ministre Secrétaire générale
de la Présidence, la ministre de la Défense et la ministre de la santé,
à qui on ne pardonne pas au fond d’avoir voulu établir un système de
distribution gratuite de la pilule du lendemain. Et au finale la parité sera quelque peu
écornée, dans la qualité plus encore que dans la quantité.
Ce qui frappe, c’est que personne ne défend ces boucs ou ces chèvres
émissaires. Ni les partis, ni les élus ni les femmes, encore moins la presse
majoritairement dans l’opposition. On connait en France l’hostilité des partis
même de gauche à soutenir les femmes, qui a du entrainer une modification
constitutionnelle en préalable à la loi sur la Parité. Au Chili de même,
les partis politiques continuent à opposer des barrières à la présence
féminine dans les postes élus. Le déficit de candidates des partis entraîne
leur pénurie au Parlement d’où le pourcentage misérable qui n’a
pratiquement pas augmenté, pendant le mandat de la Présidente, de conseillères
et de maires, de députées et de sénatrices. La symbolique de l’élection
d’une femme n’entraîne pas nécessairement toutes les autres vers des
élections massives. Loin de là.
Or c’est cette présence massive d’élues femmes au parlement qui permettrait
de faire passer les projets de loi en faveur du genre. Exemple : Le 29 octobre 2007, la
Présidente a envoyé au Congrès un projet de loi qui établit la
représentation équilibrée d’hommes et de femmes avec des niveaux minimum
de participation féminine et des stimulations financières pour les partis et pour les
candidates élues. Une sorte de loi sur la Parité, baptisée ley de cuotas.
Le projet provoque l’opposition majoritaire des députés alors que les citoyens y
étaient favorables. La loi ne passera jamais. Le système électoral chilien
binominal, issu de la dictature, pire encore que le système majoritaire, affecte le mode
d’élection proportionnel dans son ensemble et accentue les difficultés pour les femmes.
L‘absence de réseaux de femmes et le peu de soutien des mouvements féministes renforce
la solitude des ministres impliquées. Personne n’est monté au créneau pour
les défendre lorsqu’elles ont été attaquées. Quant à la presse
majoritairement de droite, elle ridiculise, exagère, noircit et désinforme. C’est
plus facile avec les femmes quand on les représente usurpant un pouvoir illégitime pour elles.
La force de Michelle Bachelet est d’avoir le sens de l’humour et d’être peu
susceptible, ce qui a fini par user la force destructive des médias.
Verre à moitié plein. Verre à moitié vide. Dans ce dernier,
bloqués par la puissance de l’Église, les droits sexuels et reproductifs,
où malgré la présence d’une féministe agnostique à la
tête de l’État, le Chili reste très à la traine. La laïcité
à la française manque. La pratique du débat public aussi. L’avortement
n’est pas reconnu .La pilule du lendemain a fait l’objet d’une polémique
Et la loi cadre sur les droits sexuels et reproductifs, envoyée au Parlement, s’est
soldée par une levée de boucliers et un mécanisme inégalitaire où les
femmes les plus démunies n’ont pas accès à la pilule, tandis que celles qui en
ont les moyens peuvent se la procurer en pharmacie. D’une façon générale, une
femme, qu’elle soit ministre ou présidente, n’a pas droit à l’erreur. Sinon,
c’est toutes les femmes qui trinquent.
En revanche, dans le verre à moitié plein, il convient d’abord de faire la part entre
les réformes concrètes du court terme qui peuvent être détournées par
un autre gouvernement et la transformation de la culture et des mentalités qui ne seront
évaluées qu’a long terme.
La marque matérielle de la politique pro genre de MB est d’avoir cherché
à éliminer les inégalités, du berceau au cercueil, en commençant en
amont par la création massive de crèches, de maternelles et d’une couverture enfantine,
en aval par l’universalisation des retraites. Cette importante réforme, qui est une marque
de son programme de protection sociale et de recul de la pauvreté, prévoit la garantie
d’une pension solidaire de base aux femmes qui n’en avaient pas, que ce soit les travailleuses
ou les femmes au foyer les plus démunies. D’autres mesures développent des programmes
pour faciliter l’intégration des femmes au marché du travail et à
l’emploi, et établissent l’égalité salariale entre hommes et femmes.
D’importantes avancées ont été accomplies dans les domaines liés à
la famille, la maternité, le travail, les droits du travail, la violence domestique et sexuelle,
le harcèlement sexuel au travail, le trafic de personnes ainsi que, dans le milieu professionnel,
des lois qui améliorent les conditions de travail des femmes.
La Présidente a contribué en personne ou par l’intermédiaire de ses ministres
à des réunions et des colloques de pays de la région sur les femmes, et sa ministre
du SERNAM (le Service national des femmes), a été élue à la présidence
de la Commission interaméricaine des femmes.
En ce qui concerne l’objectif de la transformation à long terme de la culture machiste,
les prémisses en paraissent plus originales et peut-être –sait-on jamais- plus
prometteuses. La promotion d’une culture de l’égalité inclut la participation
de plus en plus élevée des hommes à la sphère domestique et une nouvelle image
de soi pour les jeunes femmes qui se perçoivent désormais comme sujets et protagonistes de
leur vie aussi bien que de celle de la société.
Pour juger de l’amélioration, allons aux résultats et à l’approbation. En
termes internationaux, le Chili de Michelle Bachelet est passé au premier rang dans le classement
de la Banque mondiale en 2008 pour les opportunités pour les enfants. Dans le classement mondial
de l’IPG à partir de 2006, le pays a monté de neuf places. (de la 61e à
la 52e place).
En termes d’image au Chili même, les sondages de 2008 montrent que 59% des Chiliens trouvaient
que la situation des femmes avait progressé avec une femme présidente, 64,8% jugeaient que
le traitement des femmes dans la vie quotidienne s’était amélioré. Quant à
la parité, elle attire l’approbation de 60,9% des femmes et de 48,1% des hommes.
Des réponses aux trois points d’interrogation, nous pouvons tirer, nous citoyennes
électrices, quelques leçons. La première est qu’il n’est pas
indifférent, au plan symbolique, après des siècles d’absence, qu’une
femme soit élue à la magistrature suprême. Mais il ne suffit pas qu’une femme
soit élue pour que les effets indirects de son élection profitent aux femmes, il faut
encore qu’elle gouverne bien. Et il ne suffit pas qu’elle gouverne bien comme Angela Merkel,
il faut qu’elle ait un projet féministe comme Michelle Bachelet. Et il ne suffit pas
qu’elle ait un projet féministe, il faut qu’elle soit suivie par les partis et par
les parlementaires comme en Espagne, donc qu’il y ait davantage de femmes parmi les élus et
à l’intérieur des partis. Pour cela il faut un soutien actif des citoyennes et des
citoyens, il faut une masse critique de femmes élues et résolues à changer la
répartition des genres. Il faut que les femmes prennent en main leurs destinées et
accessoirement que le terme empowerment soit traduisible en français.
Ajoutons que la fragilité de la démocratie, c’est aussi ce qui fait sa force : la
brièveté du temps d’un mandat. Il n’y a pas six mois, une présidente
divorcée, agnostique, socialiste et féministe a remis les emblèmes du pouvoir,
en plein tremblement de terre, à un président de droite, conservateur, catholique,
marié et père de famille. Lorsque la présidente a téléphoné
au nouveau président élu pour le féliciter officiellement, appel retransmis par la
télévision, le président après avoir accepté les compliments,
s’est empressé de passer le récepteur à son épouse afin que les deux
s’entretiennent de sujets de femmes. L’ex présidente venait ainsi de
réintégrer la sphère du privé incarné par la toute nouvelle
Première Dame. Devant le pays entier, l’ex chef de l’État, en jupe,
retrouvait une place qu’aux yeux de certains elle n’aurait sans doute jamais du quitter.
La culture de l’égalité mise en œuvre par la Présidente
rétrocédait à sa perspective familialiste traditionnelle. Les femmes étaient
à nouveau menacées de redevenir des assistées. Après le grand pas en avant,
le pas – petit ? grand ? – en arrière.
« Des droits sociaux garantis, voilà la définition du type de pays dans
lequel nous souhaitons vivre », avait déclaré Michelle Bachelet au cours de
son mandat et poursuivi. « Au Chili, le défi est encore plus fort. Parce que, si
l’Europe a entamé une construction moderne de l’État de bienestar,
de bien être, en partant de la gauche, nous nous le faisons à partir de la droite,
à partir de la matrice néo libérale que nous a léguée le
gouvernement militaire. C’est pourquoi le modèle chilien est si exemplaire. Parce que
nous avons la conviction qu’un État de droit qui ne garantit pas de droits sociaux
finit par être un État de droite ».
Le bilan de son gouvernement est donc moins à chercher dans les réalisations
concrètes, la lutte contre la pauvreté, l’élimination des discriminations
de genre ou dans les échecs de certaines lois à trouver un écho au Parlement que
dans l’élaboration d’une culture alternative symbolique, morale et éthique.
Elle a jeté les bases d’un État de droits sociaux humains en s’éloignant
de la logique individualiste de l’assistanat pour se rapprocher de la notion de bien être,
de qualité de vie et de participation citoyenne dont les slogans ont été
Chile solidario, le Chili solidaire, Chile crece contigo, le Chili grandit avec toi.
En définitive la petite soldate Michelle Bachelet aura bien travaillé et en quatre ans,
aura soulevé beaucoup de montagnes. Mais ces quatre ans ont volé si vite, comme le dit
la chanson de Isabel Parra, qu’il reste encore beaucoup de chemin, un chemin qu’elle pourrait
peut-être reprendre si elle était candidate et réélue en 2014. Au finale,
la démocratie chilienne conduite par une femme féministe et laïque n’a pas
basculé comme prédit, dans la guerre des sexes et au contraire a universalisé
la lutte contre les violences de toute nature à l’égard des hommes autant que des femmes.
Conclusion
Le message essentiel du gouvernement de Michelle Bachelet, il est inscrit dans le Musée de la
Mémoire et des droits humains de Santiago du Chili, inspiré et commandé par elle,
qui restera le monument testimonial, ancré dans la pierre, de son gouvernement. « Je crois
– avait-t-elle dit en avril 2007 – que ma réaction spontanée est de transformer
mes douleurs, en une force constructive. Cela ne veut pas dire que je les nie ou que j’accepte
l’inacceptable mais que ces situations qu’il m’a été échu à
moi comme à beaucoup d’autres de vivre, ont des causes que nous devons corriger pour
apprendre à vivre en société. Donc ma préoccupation est de créer
les conditions pour que cela ne se reproduise plus jamais ». Cet engagement, clairement
inspiré de la lutte pour les droits de la personne humaine bafoués sous la dictature
militaire s’applique également à la lutte des femmes pour leurs droits. Pardonner
oui. Oublier jamais. Seule une femme, victime d’une dictature historique et discriminée pour
son genre, pouvait à la fois représenter et incarner une forme de réconciliation,
entre les citoyennes et les citoyens, et entre les citoyens eux mêmes.
Michèle Sarde
Les citations de Michelle Bachelet et les statistiques utilisées dans cette présentation
figurent dans Teresa Valdés, Ed., op. cit.